Sécurité des patients et anesthésie à bas débit

Jeffrey M. Feldman, MD, MSE, Samsun Lampotang, PhD, FSSH, FAIMBE

Les avantages de l’anesthésie à bas débit sont bien établis et comprennent la réduction du gaspillage des gaz anesthésiques, la réduction des coûts et des gaz à effet de serre.1 Pour le patient, l’anesthésie à bas débit réduit la perte de chaleur et d’humidité des poumons.2 Cet article propose un focus les questions de sécurité liée à l’anesthésie à faible débit. Cet article ne prétend pas être un guide complet de la pratique de l’anesthésie à faible débit, qui est bien décrite dans les publications,3 et est un thème qui sera abordé dans le prochain programme de formation à la technologie médicale de l’APSF et de l’ASA. La bonne nouvelle, c’est que les risques liés à la pratique de l’anesthésie à bas débit sont simples à gérer, et que les inquiétudes relatives à la sécurité du patient ne devraient pas constituer un obstacle à la réduction du débit de gaz frais.

Le « circuit circulaire » a été conçu pour réduire le gaspillage des gaz anesthésiques en permettant à l’agent anesthésique expiré de retourner au patient dans les gaz inspirés (Figure 1). L’absorption du dioxyde de carbone (CO2) est fondamentale dans la conception du circuit circulaire. Bien que les absorbeurs de CO2 soient nécessaires pour assurer la sécurité de l’utilisation du circuit circulaire, la présence d’un absorbeur ne garantit pas la réduction réelle des déchets par le circuit circulaire. La réduction efficace du gaspillage exige que l’anesthésiste réduise le débit de gaz frais de manière à permettre aux gaz expirés de retourner au patient.4

Figure 1 : Schéma idéalisé d’un système circulaire où le DGF est une fraction de la ventilation minute à 1 L/min d’air et 0,5 L/min d’O2. Air = cercles jaunes, oxygène = cercles verts, et agent = cercles violets. Cercles avec un bord noir = gaz ou anesthésique expirés, dont certains retournent dans la branche inspiratoire. Il convient de noter qu’en raison du recyclage des gaz expirés, les concentrations en oxygène et en anesthésique introduits dans le débit de gaz frais (FDO2 60 % et FDA 2,5 %) seront différentes des concentrations inspirées (FIO2 et FIA) en raison du mélange de gaz frais et de gaz expirés (FEO2 et FEA). Les différences de concentration exactes dépendront de la phase de la procédure, la différence diminuant avec le temps. FD = fraction débitée, FI = fractions inspirée, FE = fraction expirée, DGF = débit de gaz frais, VM = ventilation minute.

Figure 1 : Schéma idéalisé d’un système circulaire où le DGF est une fraction de la ventilation minute à 1 L/min d’air et 0,5 L/min d’O2. Air = cercles jaunes, oxygène = cercles verts, et agent = cercles violets. Cercles avec un bord noir = gaz ou anesthésique expirés, dont certains retournent dans la branche inspiratoire. Il convient de noter qu’en raison du recyclage des gaz expirés, les concentrations en oxygène et en anesthésique introduits dans le débit de gaz frais (FDO2 60 % et FDA 2,5 %) seront différentes des concentrations inspirées (FIO2 et FIA) en raison du mélange de gaz frais et de gaz expirés (FEO2 et FEA). Les différences de concentration exactes dépendront de la phase de la procédure, la différence diminuant avec le temps. FD = fraction débitée, FI = fractions inspirée, FE = fraction expirée, DGF = débit de gaz frais, VM = ventilation minute.

L’anesthésie à bas débit est parfois décrite comme un débit total de gaz frais de 1 litre/minute. Dans la pratique néanmoins, l’anesthésie à bas débit ne se réduit pas à un seul chiffre. Selon les situations, 1 litre/minute peut être un débit trop élevé pour obtenir le degré souhaité de réduction du gaspillage ou trop faible pour maintenir une concentration d’oxygène ou d’anesthésique suffisante dans le circuit. Aux fins de la présente discussion, les auteurs définissent la pratique actuelle de l’anesthésie à bas débit comme suit : Réduire le débit de gaz frais en dessous de la ventilation minute au niveau le plus bas correspondant aux capacités des équipements et au confort du médecin, tout en assurant la sécurité et l’efficacité de la prise en charge du patient. Bien qu’il soit indéniable que la réduction du débit de gaz frais réduise le gaspillage, les coûts et la pollution, elle n’est pas sans conséquences, qui ont des implications pour la sécurité du patient.

L’administration efficace d’oxygène nécessite une concentration d’oxygène inspirée qui maintiendra la concentration d’oxygène souhaitée dans le sang. Les besoins en agents anesthésiques sont dictés par la nécessité de maintenir un niveau suffisant d’hypnose et de stabilité physiologique dans le cadre de la stimulation et du traumatisme liés à la chirurgie. Au fur et à mesure que le débit de gaz frais diminue et que la réinspiration augmente, les concentrations administrées dans le gaz frais et les concentrations inspirées par le patient peuvent être très différentes. D’autre part, les taux de concentration de gaz et d’agent changent dans le circuit plus lentement que le taux de réduction du débit de gaz frais. La gestion de la relation entre la concentration administrée et la concentration inspirée est l’art et la pratique de l’anesthésie à faible débit. Il est important de noter que le contrôle de la concentration du dioxyde de carbone est déterminé par la ventilation minute et n’est pas affecté par le débit de gaz frais.

Assurer une administration d’oxygène suffisante

Il est raisonnable d’avoir des inquiétudes liées à une insuffisance d’oxygène administré entraînant une hypoxémie ou à une concentration faible d’oxygène inspiré par inadvertance lors de la réduction du débit de gaz frais. La concentration d’oxygène dans le gaz expiré (FEO2) est toujours inférieure à la concentration inspirée (FIO2) en raison de la consommation d’oxygène du patient. Au fur et à mesure que le gaz réinspiré augmente, la FEO2 se mélange à l’oxygène administré au patient dans le gaz frais (FDO2) pour produire la FIO2. Plus la quantité de gaz expiré retourné au patient est grande, plus l’impact de la FEO2 sur la FIO2 est grand (Figure 1).

La surveillance en continu de la concentration d’oxygène inspiré est essentielle à la sécurité et à l’efficacité de la pratique de l’anesthésie à faible débit. Au fur et à mesure que les débits baissent, le médecin estime la concentration d’oxygène administré (FDO2) qui permettra de maintenir la concentration inspirée souhaitée (FIO2). Finalement, la consommation d’oxygène du patient et les éventuelles fuites dans le circuit détermineront la FIO2 administrée au patient.

La surveillance en continu de la FIO2 permettra de guider le réglage du débit de gaz frais. Étant donné que la FIO2 évolue lentement à un débit faible de gaz frais, il est possible de paramétrer une alarme de faible concentration d’oxygène à un niveau supérieur au niveau de sécurité minimum, afin de signaler si la FIO2 descend plus bas que le niveau souhaité.

La gestion de la concentration d’oxygène inspiré pendant une anesthésie à bas débit est relativement simple, car la consommation d’oxygène est plutôt constante pendant une procédure. La gestion de la concentration de l’agent anesthésique inspiré est un peu plus compliquée, car l’absorption de l’agent diminue exponentiellement avec le temps.

Assurer une concentration suffisante d’agent anesthésique inspiré

Comme indiqué précédemment, la sécurité de l’administration de l’agent anesthésique nécessite que le patient reçoive une concentration suffisante pour être inconscient, mais à un niveau qui ne mette pas en danger la stabilité physiologique. Semblable au cas de l’oxygène, la concentration expirée de l’agent anesthésique (FEAgent) sera toujours inférieure à la concentration inspirée de l’agent (FIAgent) en raison de l’absorption, sauf pendant la phase de réveil. Plus tôt dans la procédure, lorsque l’absorption de l’agent est élevée, la différence entre la FEAgent et la FIAgent peut être conséquente. Pour cette raison, il est plus difficile de réduire les débits pendant l’induction et de maintenir la concentration souhaitée d’anesthésique par rapport à la phase de maintien de l’anesthésique lorsque l’absorption a ralenti et que la FEAgent s’approche de la FIAgent.

La surveillance en continu de la concentration d’agent anesthésique inspiré et expiré est essentielle à la sécurité et à l’efficacité de la pratique de l’anesthésie à bas débit. La différence entre la concentration d’agent anesthésique inspiré et expiré indique le taux d’absorption. Au fur et à mesure que la différence se réduit, l’absorption ralentit et il est plus facile de réduire les débits et de maintenir la concentration d’anesthésique souhaitée dans le circuit. Alors que la concentration de l’agent administré, FDAgent, est déterminée par le réglage du vaporisateur, la FIAgent indique la concentration inspirée par le patient. Au fur et à mesure de la réduction des débits, il peut s’avérer nécessaire d’augmenter le réglage du vaporisateur à un niveau supérieur à la concentration alvéolaire minimale (CAM) souhaitée pour le patient afin de maintenir la FIAgent et la FEAgent aux niveaux souhaités. À l’image de l’administration d’oxygène, le réglage du vaporisateur est une estimation de la part du médecin chargé du faible débit et la surveillance en continu de la concentration de l’agent devient essentielle pour guider le réglage du vaporisateur et du débit de gaz frais.

Gestion du débit de gaz frais lors du changement de la concentration d’oxygène et d’agent

L’une des principales difficultés liées à la pratique de l’anesthésie à faible débit est le taux de changement de la concentration d’oxygène et d’agent dans le circuit. La constante de temps du taux de changement est le volume interne de l’appareil d’anesthésie et du circuit de respiration en litres, divisé par le débit de gaz frais en L/min. Le volume interne peut être de 5 litres ou plus, de sorte que le débit de gaz frais de 1 L/min pourrait produire une constante de temps de 5 minutes et pour se rapprocher de l’équilibre, il faut multiplier la constante par quatre.

Au fur et à mesure de la réduction du débit de gaz frais, les concentrations d’oxygène et d’anesthésique changeront plus lentement pour atteindre un nouvel équilibre. Par conséquent, le médecin peut changer le réglage du mélange de gaz ou du vaporisateur, mais l’impact définitif sur les concentrations dans le circuit ne sera pas visible pendant plusieurs minutes. C’est une autre raison en faveur de la surveillance continue des concentrations d’oxygène et d’agent dans le circuit, ainsi que de l’utilisation des alarmes de niveau haut et bas pour attirer l’attention sur des changements lents qui autrement, passeraient inaperçus. En effet, il peut s’avérer nécessaire d’augmenter le débit total de gaz frais pour s’assurer que les concentrations d’oxygène et d’agent changent plus rapidement si nécessaire.

Le sévoflurane a-t-il un niveau minimum de sécurité en termes de débit de gaz frais ?

La notice d’emploi du sévoflurane indique que le sévoflurane est sûr lorsque le débit de gaz frais n’est pas inférieur à 1 L/min jusqu’à 2 CAM-heures ou n’est pas inférieur à 2 L/min pour des procédures plus longues.5 Cette recommandation n’est pas un argument scientifique sérieux et n’est pas cohérente avec une pratique moderne de l’anesthésie à faible débit. Néanmoins, étant donné l’étiquetage de la FDA, les médecins hésitent naturellement à réduire les débits à un niveau inférieur à ces recommandations et administrent le sévoflurane « hors autorisation de mise sur le marché (AMM) ». Dans un autre article, à la page 57 du présent Bulletin d’information, Brian Thomas JD, vice-président de la Gestion du risque de Preferred Physicians Medical, fournit des informations sur les réelles inquiétudes médicolégales associées à l’administration d’un médicament hors AMM. Cet article étudiera brièvement la science qui indique clairement qu’une limite inférieure de débit n’est pas nécessaire pour le sévoflurane.

L’inquiétude principale liée à la réduction des débits dans le cadre de l’utilisation du sévoflurane est l’accumulation du composé A dans le circuit et le potentiel de toxicité rénale. Bien que la question de l’interaction du sévoflurane avec certaines formules absorbantes pour produire le Composé A ne se pose pas, il n’a jamais été démontré qu’elle entraîne une toxicité rénale chez les humains.6 Par ailleurs, à la suite de l’étiquetage du sévoflurane par la FDA, il a été démontré clairement que le Composé A est le résultat de l’interaction du sévoflurane avec les absorbants qui contiennent des bases fortes telles que l’hydroxyde de potassium (KOH) et l’hydroxyde de sodium (NaOH).7 Il a également été démontré que l’élimination du KOH et la limitation du NaOH à 2 % produisent un absorbeur efficace qui n’entraîne pas la formation de Composé A.8 En bref, bien qu’il n’y ait aucune inquiétude corroborée en termes de lésions pour le patient causées par le Composé A, il n’existe aucun risque de formation du Composé A lors de l’utilisation de l’un des nombreux absorbeurs au dioxyde de carbone disponibles qui limitent la base forte à NaOH < 2 %. Chaque absorbeur est accompagné d’une fiche de sécurité facilement consultable sur Internet, indiquant la composition chimique de l’absorbeur (Figure 2). N’importe quel débit de gaz frais peut être utilisé en toute sécurité lors de l’administration de sévoflurane sous réserve de prendre en compte les notes précédentes relatives à la concentration en oxygène.

Figure 2 : Cliché de la fiche de sécurité médicale de Drägersorb Free. Remarque : la composition chimique est indiquée clairement, la concentration d’hydroxyde de sodium est comprise entre 0,5 et 2 %. Extrait de https://www.medline.com/media/catalog/Docs/MSDS/MSD_SDSD71242.pdf.. Consulté le 4/4/2022. Il existe des fiches de sécurité semblables dans le domaine public pour tous les absorbeurs de CO2 commercialisés.

Figure 2 : Cliché de la fiche de sécurité médicale de Drägersorb Free. Remarque : la composition chimique est indiquée clairement, la concentration d’hydroxyde de sodium est comprise entre 0,5 et 2 %. Extrait de https://www.medline.com/media/catalog/Docs/MSDS/MSD_SDSD71242.pdf.. Consulté le 4/4/2022. Il existe des fiches de sécurité semblables dans le domaine public pour tous les absorbeurs de CO2 commercialisés.

Conclusion

La pratique d’une anesthésie à bas débit efficace en toute sécurité est un art qui nécessite que le médecin comprenne les capacités et les limitations du système circulaire, règle le débit de gaz frais et les concentrations du vaporisateur pour estimer les besoins du patient et surveille en continu les concentrations qui se retrouvent dans le circuit. Vous souhaitez réduire le gaspillage et la pollution dans votre pratique d’administration d’anesthésique inhalé ? Reportez-vous à la formation de l’APSF-ASA sur l’anesthésie à faible débit qui sera publiée sur le site Internet de l’APSF à l’automne 2022.

 

Le Dr Jeffrey Feldman, MSE, est président du Comité sur la technologie de l’APSF et professeur d’anesthésiologie clinique, École de médecine Perelman de l’Hôpital pour enfants de Philadelphie.

Samsun Lampotang, PhD, FSSH, FAIMBE, est titulaire de la chaire JS Gravenstein d’anesthésiologie, il est directeur de CSSALT et directeur des innovations du Bureau de l’éducation médicale du College of Medicine de l’Université de Floride.


Le Dr Feldman est consultant pour Medtronic, Becton-Dickinson et Micropore. Le Dr Lampotang ne signale aucun conflit d’intérêts.


Documents de référence

  1. Ryan SMR, Nielsen CJ. Global warming potential of inhaled anesthetics: application to clinical use. Anesth Analg. 2010;11:92–98. 20519425. Accessed April 22, 2022.
  2. Baum JA. Low flow anaesthesia. 2nd Edition. Butterworth-Heinemann. 2001. pp. 100–105.
  3. Feldman JM. Managing fresh gas flow to reduce environmental contamination. Anesth Analg. 2012;114:1093–1101. 22415533. Accessed April 22, 2022.
  4. Waters RM. Carbon dioxide absorption from anaesthetic atmospheres. proceedings of the Royal Society of Medicine. 1936;30:1–12. https://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1177/003591573603000102. Accessed April 22, 2022.
  5. Ultane (Sevoflurane). Revised 09/01/2003. https://www.accessdata.fda.gov/drugsatfda_docs/label/2006/020478s016lbl.pdf. Accessed March 13, 2022.
  6. Sondekoppam RV et. Al. The impact of sevoflurane anesthesia on postoperative renal function: a systematic review and meta-analysis of randomized controlled trials. Can J Anaesth. 2020;67:1595–1623. 32812189. Accessed April 22, 2022.
  7. Keijzer C, Perez R, DeLange J. Compound A and carbon monoxide production from sevoflurane and seven different types of carbon dioxide absorbent in a patient model. Acta Anaesthesiol Scand. 2007;51:31–37. 17096668. Accessed April 22, 2022.
  8. Kobayashi S, Bito H, et al. Amsorb Plus And Drägersorb Free, two new-generation carbon dioxide absorbents that produce a low compound a concentration while providing sufficient CO2 absorption capacity in simulated sevoflurane anesthesia. J Anesth. 2004;18:277–281. 15549470. Accessed April 22, 2022.