CONTEXTE
L’administration du mauvais médicament est l’une des complications les plus redoutées dans tous les domaines de la médecine. Les anesthésistes font partie des seuls prestataires qui prescrivent, préparent et administrent leurs propres médicaments. Par conséquent, la crainte perçue en leur sein est d’autant plus grande en raison de cette responsabilité unique. L’erreur médicamenteuse peut survenir pour de nombreuses raisons. L’une des sources les plus courantes d’erreur médicamenteuse est liée aux médicaments d’apparence ou de dénomination semblables ainsi qu’à la présentation souvent semblable des flacons. Ces médicaments sont généralement considérés comme des médicaments d’apparence physique semblable en raison de leur emballage, ainsi que des médicaments dont le nom est semblable du point de vue de leur orthographe ou de leur prononciation phonétique. Il s’agit d’un problème difficile à quantifier car c’est une cible mouvante en raison de la nature toujours changeante du nom attribué par les fabricants, de l’arrivée de nouveaux médicaments sur le marché, des changements de conditionnement d’un fabricant à l’autre et de l’évolution constante du formulaire pharmaceutique dans chaque établissement hospitalier. Une complication supplémentaire provient de la nécessité pour les pharmacies de changer souvent de fournisseurs en raison des pénuries fréquentes de médicaments. La modification soudaine de l’apparence d’un flacon de médicament à laquelle l’équipe s’est habituée peut être perturbante et aggraver le risque d’une erreur médicamenteuse.
Dans un article publié récemment, qui évaluait les 4000 premiers rapports d’incidents dans le système de signalement d’incidents liés à une anesthésie webAIRS des anesthésistes australiens et néozélandais, les auteurs ont trouvé 462 incidents liés à une erreur médicamenteuse où une erreur de dosage et une substitution étaient les principales catégories d’erreur.1 Le facteur déterminant principal pour la catégorie des substitutions était les médicaments d’apparence semblable.1 Les erreurs sont d’autant plus graves lorsque les médicaments concernés sont à haut risque (p. ex. les opiacés, l’insuline, les anticoagulants, les curares, etc.) ou dangereux (p. ex. les médicaments utilisés en chimiothérapie) ou lorsque la méthode d’administration est potentiellement dangereuse (p. ex., intrathécale). Le problème est aggravé par le fait que chaque flacon aura au moins trois noms (le nom chimique, le nom générique [qui peut varier d’un pays à l’autre] et souvent plusieurs noms de marque ou noms commerciaux). Par ailleurs, les flacons de médicaments peuvent partager des ressemblances d’apparence telles que la couleur du bouchon du flacon, ainsi que des similitudes en termes d’étiquettes. (Voir les Figures 1a, 1b et 1c.)
INCIDENCE
Il est difficile de connaître le nombre d’erreurs qui surviennent, mais il a été estimé qu’elles représentent jusqu’à 25 % des erreurs médicamenteuses.2 Les paires de médicaments d’apparence ou de dénomination semblables sont peut-être le facteur déterminant le plus courant des erreurs médicamenteuses.3,4 Les tentatives de suppression de ces erreurs par les agences réglementaires, les hôpitaux et les médecins ont jusqu’à présent échoué et il existe de nombreux exemples récents dans les publications et l’actualité.
CAS D’ERREURS LIÉES AUX MÉDICAMENTS D’APPARENCE ET DE DÉNOMINATION SEMBLABLES
Dans un passé récent, plusieurs cas très médiatisés d’erreur médicamenteuse sont survenus. Celui qui a retenu le plus l’attention récemment est intervenu lorsqu’une infirmière avait pour intention d’administrer à un patient une benzodiazépine (Midazolam [Versed]) pour soulager son anxiété liée à l’intervention. Toutefois, elle a saisi les lettres V-E dans le distributeur automatique de médicaments, qui a proposé du vécuronium comme option de médicament à administrer, choisie par l’infirmière. Elle a contourné plusieurs mesures de sécurité afin de retirer et d’administrer le vécuronium au patient, causant sa mort. L’infirmière a finalement été jugée et reconnue coupable d’homicide involontaire. Nombre sont ceux qui ont estimé que l’un des principaux problèmes était la méconnaissance des médicaments concernés et le fait que plusieurs barrières de sécurité n’avaient pas été prises en considération dans le processus, notamment les avertissements du distributeur automatique de médicaments ainsi que ceux inscrits sur le bouchon et l’étiquette du flacon de médicament.5
Récemment, plusieurs incidents liés à l’erreur d’administration par injection intrathécale sont survenus. En particulier, l’erreur d’administration d’acide tranexamique et de digoxine dans l’espace subarachnoïdien pendant une tentative d’anesthésie rachidienne (Figure 2). Ces exemples sont attribués à l’apparence semblable des ampoules ou des flacons de ces médicaments. L’erreur d’administration d’acide tranexamique par voie intrathécale a causé des convulsions et des arythmies ventriculaires dans les cas décrits.6-8
L’administration intrathécale de digoxine a été associée à une paraplégie et à une encéphalopathie (Figure 3).9,10 Une étude récente des publications a permis de trouver au moins huit incidences d’injection accidentelle intrathécale de digoxine.10 Par ailleurs, l’étude a permis de découvrir 33 exemples d’administration accidentelle de médicaments cardiovasculaires par voie neuraxiale souvent associés à des résultats dévastateurs.10 Dans cette étude, il a été conclu que le facteur le plus courant des erreurs d’administration était la mauvaise inspection visuelle des ampoules d’apparence semblable.
Deux autres exemples sont survenus à deux occasions différentes, lorsque de l’insuline a été administrée par erreur à la place d’un vaccin contre la grippe dans un établissement de soins collectifs et à un groupe d’employés. Ces incidents ont entraîné l’hospitalisation de plusieurs personnes symptomatiques. 11,12 Ces deux cas ont été attribués à l’apparence semblable des deux flacons.
TECHNIQUES DE PRÉVENTION
Les agences réglementaires telles que The Joint Commission (TJC) et la Food and Drug Administration (FDA) ont identifié ces erreurs comme une priorité depuis plusieurs années et se sont efforcées de les éliminer par l’éducation et des outils permettant de réduire le risque. The Joint Commission recommande que tous les hôpitaux mettent en place leur propre liste de médicaments d’apparence et de dénomination semblables Plutôt que de se contenter d’en télécharger une sur Internet sans la modifier, elle recommande que chaque établissement personnalise la liste afin d’y inclure uniquement les médicaments qui y sont administrés et d’utiliser les rapports internes d’erreurs associés à ces médicaments.13 Elle recommande également que les listes soient révisées et mises à jour au moins une fois par an.
En outre, la FDA a inclus le système TML d’utilisation de majuscules (« tall man lettering ») pour les noms de médicaments qui peuvent être confondus en raison de similitudes d’apparence ou de consonance.14 Le système TML est une technique qui utilise sur l’étiquette des majuscules dans une partie du nom du médicament pouvant causer des confusions. Par exemple, l’apparence écrite de la dexmédétomidine et celle de la dexaméthasone sont semblables et pourraient prêter à confusion. En utilisant le système TML, leurs noms seraient écrits dexmédéTOMidine et dexaméTHASONE, attirant l’attention sur les parties du nom qui sont différentes. Les médicaments qui bénéficient de cette modification d’étiquetage sont généralement choisis en raison des similitudes d’orthographe de leur nom, en particulier si ces similitudes ont déjà entraîné un signalement d’erreur médicamenteuse. La FDA a également développé un outil d’analyse informatique qui mesure les ressemblances phonétiques et orthographiques du nom commercial envisagé d’un médicament par rapport à des ensembles de données provenant de sources différentes, notamment le nom de marque et le nom générique de médicaments déjà sur le marché. L’intention de la FDA est de contribuer à développer des noms de marque exclusifs pour les médicaments afin de réduire la possibilité d’erreur.15 En 2004, l’American Society of Anesthesiologists a adopté une déclaration sur l’étiquette des produits pharmaceutiques destinés à être utilisés par les anesthésistes et la dernière mise à jour remonte à 2020.16 Ce document traite des dangers des médicaments et contient une liste de médicaments souvent utilisés par les anesthésistes, qui ont été identifiés comme étant à haut risque et le nom des médicaments est formaté selon le système TML (Figure 4).
Depuis 2008, l’Institut pour la sécurité des médicaments aux patients (Institute for Safe Medication Practices, ISMP) tient une liste de noms de médicaments souvent confondus en raison de caractéristiques semblables en termes d’apparence et de consonance.17 Toutefois, en raison de l’absence de normalisation du conditionnement des médicaments, il est difficile de dresser une autre liste de médicaments dont le conditionnement est d’apparence semblable.
Étant donné que les erreurs médicamenteuses peuvent survenir à chaque étape du processus d’utilisation des médicaments, l’ISMP et d’autres groupes ont développé des contre-mesures pour chaque phase (achat, prescription, vérification, dispensation, administration et stockage/conservation).18 La phase d’administration est peut-être l’étape la plus vulnérable, car c’est celle où une erreur est moins susceptible d’être remarquée.19,20 Ci-après se trouve une liste partielle avec des stratégies d’abréviation de médicaments LASA problématiques de l’Institut pour la sécurité des médicaments aux patients.18
ACHATS
- Éviter de stocker/acheter des médicaments où le symbole/logo de la marque du fabricant est plus grand que le nom du produit.
- Vérifier que les noms sont évalués par les médecins qui les utilisent avant de les ajouter au formulaire pharmaceutique/inventaire.
- Demander à la pharmacie d’identifier les problèmes liés aux médicaments d’apparence et de dénomination semblables pour les nouveaux médicaments ou les substituts rendus nécessaires par les pénuries.
ORDONNANCES/PRESCRIPTIONS
- Éviter les abréviations (p. ex. MgSO4, TXA), le radical ou la racine (p. ex. « caïnes ») ou les noms abrégés (p. ex. « dex »). Communiquer le nom générique complet et/ou le nom complet de la marque.
- Pour les noms associés à un problème de similitude d’apparence, le nom de la marque et le nom générique doivent être indiqués dans le champ de la description du médicament, dans les menus de sélection des produits et dans les choix de recherche.
- Constituer des groupes d’ordonnances avec les indications des noms problématiques (p. ex. hydrOXYzine pour le prurit, hydrALAZINE pour l’hypertension).
ADMINISTRATION
- Avant d’administrer un médicament, lire le contenant et/ou l’étiquette de la pharmacie lors de sa sortie des stocks du service ou du distributeur automatique de médicaments. Ne jamais se fier uniquement à une étiquette partiellement retournée, à la couleur d’une étiquette/d’un bouchon, à un avertissement auxiliaire ou au graphisme de la société pour identifier un produit.
STOCKAGE/CONSERVATION
- Dans les chariots/plateaux d’anesthésie, organiser les flacons en plaçant l’étiquette orientée vers le haut, plutôt qu’avec le bouchon vers le haut, et éviter la proximité entre eux de médicaments d’apparence et de dénomination semblables (ou bien un emballage et étiquetage d’apparence semblable, en particulier les couleurs du bouchon).
NOMENCLATURE
- Pour les noms de médicaments problématiques à l’apparence semblable, utiliser des majuscules sur les écrans de sélection électronique pour la prescription des médicaments, les groupes d’ordonnances, les écrans des distributeurs automatiques de médicaments, les écrans des pompes à perfusion intelligentes, les dossiers d’administration des médicaments et tout autre outil de communication relatif aux médicaments.
- Si les noms abrégés sont autorisés pour la recherche de produits ou le renseignement de champs sans saisir le nom complet du médicament, il faut demander aux médecins de saisir au moins les cinq premières lettres pendant une recherche de nom de médicament afin de réduire le nombre de médicaments, y compris ceux avec une dénomination semblable, qui s’affichent ensemble à l’écran.
(https://www.ismp.org/resources/adopt-strategies-manage-look-alike-andor-sound-alike-medication-name-mix-ups)
CONCLUSION
Les erreurs médicamenteuses liées aux médicaments d’apparence et de dénomination semblables ont été décrites comme une menace évitable pour la sécurité d’un patient. La surveillance du dilemme lié à ces médicaments ne relève pas seulement de la responsabilité du médecin en première ligne. Plusieurs stratégies ont été recommandées mais il existe des stratégies multiples pour chaque étape du processus d’utilisation des médicaments et un grand nombre sont difficiles à mettre en œuvre, en particulier dans un environnement débordant d’activité, au rythme effréné, aussi bien avant, que pendant ou après une intervention. Actuellement, il y a peu à faire pour les noms de médicaments déjà commercialisés en dehors des stratégies proposées. Les professionnels de santé, les groupes de sécurité et les organisations professionnelles doivent poursuivre leurs travaux avec les fabricants, les organes de réglementation et les entités chargées de donner un nom aux médicaments afin d’explorer les opportunités permettant de minimiser les risques de LASA pour les médicaments nouvellement arrivés sur le marché ou au stade de pré-marketing.15
Pour un complément d’information, veuillez consulter le site Internet de l’APSF « Look-Alike Drug Vial: Latest Stories & Gallery sur le site : https://www.apsf.org/look-alike-drugs/#gallery
Tricia A. Meyer, PharmD, MS, FASHP, est professeure adjointe du département d’anesthésiologie du Texas A&M College of Medicine, Temple, Texas.
Russell K. McAllister, M.D, FASA, est président d’anesthésiologie-Baylor Scott & White Health-Central Division et professeur clinique d’anesthésiologie – Texas A&M College of Medicine, Temple, Texas.
Russell K. McAllister ne signale aucun conflit d’intérêts. Tricia A. Meyer est conférencière/consultante pour Acacia Pharma et consultante pour Heron.
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