INTRODUCTION
En raison des progrès des procédures peu invasives et d’un désir de satisfaire les besoins d’une population de patients en évolution constante, il est demandé de plus en plus souvent aux anesthésistes de fournir des prestations en dehors du cadre traditionnel du bloc opératoire.1,2 Notre compagnie d’assurance-responsabilité professionnelle d’exercice surveille activement les tendances en termes de fréquence et de gravité des sinistres liés à des événements défavorables survenant lors d’une anesthésie en dehors du bloc opératoire (EDBO), par exemple dans une unité d’endoscopie, un laboratoire de cathétérisme cardiaque, une salle de radiologie interventionnelle et dans des cabinets médicaux. Dernièrement, nous avons étudié les 200 derniers sinistres qui ont nécessité une indemnisation. Sur ces 200 sinistres, 28 concernaient des procédures EDBO. Même si les cas EDBO ne représentaient que 14 % des sinistres associés à un règlement ou un jugement, le règlement moyen des procédures EDBO était supérieur de 44 % à celui des sinistres issus de procédures réalisées au bloc opératoire. Tout particulièrement, nous avons constaté qu’un pourcentage plus élevé de sinistres EDBO indemnisés concernait des lésions invalidantes, telles que des lésions cérébrales, voire la mort, par rapport aux sinistres issus de procédures réalisées au bloc opératoire.
Dans le présent article, nous présentons une étude de cas et nous explorons certains des défis uniques liés à la défense des anesthésistes dans des procès découlant des effets négatifs des EDBO.
ÉTUDE DE CAS
Un homme de 64 ans s’est présenté pour une coloscopie élective. Les antécédents médicaux du patient étaient significatifs à savoir obésité morbide, hypertension, diabète et apnée obstructive du sommeil. Le plan d’anesthésie prévoyait une sédation intraveineuse sans sécurisation des voies aériennes. L’oxygène a été administré par canule nasale à raison de 4 litres/minute. Quinze minutes après le début de la procédure, le gastroentérologue a remarqué que le patient était hypertensif et présentait une arythmie, qui a évolué en bradycardie. Lorsque la lumière a été rallumée, le patient était cyanosé. Sa saturation en oxygène était de 75 % et sa fréquence cardiaque était de 49. L’anesthésiste a appliqué un masque et augmenté le débit d’oxygène à 8 litres/minute. L’état du patient a continué à se détériorer et il est passé en asystolie. L’alerte a été déclenchée et l’anesthésiste a sécurisé les voies aériennes du patient. Après plusieurs tentatives de réanimation cardiorespiratoire (RCP), la circulation spontanée a été rétablie. Le patient a été transféré en soins intensifs où le protocole d’hypothermie a été mis en place. Par la suite, un scanner a permis de constater un œdème cérébral diffus. Le patient n’a jamais repris connaissance et sa famille a décidé de débrancher la ventilation artificielle. Le patient est décédé sept jours après l’opération.
L’épouse et les enfants adultes du patient ont intenté un procès contre l’anesthésiste et son cabinet. La famille a fait valoir que l’anesthésiste n’avait pas respecté la norme de soin (1) par une sédation trop profonde du patient, (2) en omettant de sécuriser ses voies aériennes compte tenu de son risque élevé d’obstruction, (3) en omettant d’utiliser la capnographie pour mesurer le CO2 expiré qualitatif2, et (4) en omettant de détecter et de gérer rapidement la dépression respiratoire du patient. Les avocats de la défense ont réfuté les allégations concernant la profondeur de la sédation et la prise en charge des voies aériennes, sans susciter de réactions en leur faveur pendant le procès. Lors de sa déposition, l’anesthésiste a attesté qu’il avait surveillé l’échange gazeux par capnographie mais qu’il avait négligé de le documenter dans le dossier. Bien que ce problème ait compliqué la nature défendable du cas, l’avocat de la défense a indiqué que cet obstacle ne serait pas insurmontable si le jury estimait que le témoignage de l’anesthésiste était crédible. Toutefois, par la suite, la défense a appris qu’une infirmière qui avait été témoin de l’évènement était prête à attester que l’anesthésiste n’avait pas surveillé le patient de près et qu’il montrait des photos aux infirmières sur son téléphone pendant la procédure. L’avocat de la défense a signalé que la probabilité de gagner au procès serait considérable réduite si ce témoignage était présenté à un jury. Par conséquent, les parties ont conclu un accord de règlement dans les limites de l’assurance de l’anesthésiste.
DÉFIS LIÉS À LA DÉFENSE DES SINISTRES CONCERNANT LES ANESTHÉSIES EDBO
Bien que les données suggèrent que les patients EDBO sont en moyenne plus âgés et présentent des problèmes de santé plus complexes que les populations de patients anesthésiés au bloc opératoire,3 notre expérience des sinistres laisse à penser que ces données ne correspondent pas à la perception du grand public des risques associés aux procédures EDBO. Régulièrement, les avocats des plaignants expliquent que les procédures EDBO sont courantes et présentent peu de risque, faisant valoir que l’explication la plus plausible de l’issue défavorable est la négligence du médecin. Chaque année aux États-Unis, des dizaines de millions de procédures sont réalisées en dehors du cadre traditionnel du bloc opératoire.4-6 D’après le nombre total de procédures EDBO réalisées, il est fort probable que de nombreux jurés en aient subi une ou aient accompagné un être cher pour une telle intervention. Si l’expérience des jurés leur fait penser qu’il s’agissait d’une procédure de routine présentant peu de risque, il est plus difficile de réfuter les généralisations des plaignants et de défendre des cas « en parlant de médecine » avec des témoins experts.
En outre, certains environnements EDBO font l’objet d’un regain de surveillance lié à des pressions de production et des incitations économiques, en particulier dans les unités ambulatoires traitant un gros volume de procédures. Lorsqu’un sinistre concerne le déclenchement d’une alerte ou une autre urgence, les avocats des plaignants examinent souvent les effectifs et les ressources de l’établissement pour évaluer si le personnel, les équipements et les médicaments d’urgence nécessaires étaient disponibles. S’ils découvrent une seule preuve suggérant que des effectifs ou des ressources supplémentaires auraient permis de prévenir une catastrophe ou d’améliorer l’issue pour le patient, ils intègrent ces allégations à un thème basique mais efficace : le gain économique a pris le pas sur la sécurité du patient.
Une autre théorie liée à la responsabilité qui est souvent utilisée dans les sinistres découlant d’une anesthésie EDBO est celle qui prétend que l’anesthésiste n’a pas adopté les critères appropriés de sélection du patient ou n’a pas envisagé d’autres plans d’anesthésie. Les experts des plaignants, qui connaissent l’issue du patient avant de se faire une opinion, étudient les dossiers médicaux et les témoignages avec l’avantage d’un biais rétrospectif. Les anesthésistes sont souvent critiqués parce qu’ils n’ont pas tenu compte du risque élevé que présentait le patient ou qu’ils ont adapté leur plan d’anesthésie au modèle de pratique de l’établissement plutôt qu’en fonction des besoins personnels du patient.
Enfin, nous avons étudié un nombre relativement significatif de sinistres liés à des procédures EDBO dans lesquels un médecin chargé de la procédure, un(e) infirmier (infirmière) ou un autre soignant chargé du patient avait fait des remarques désobligeantes à l’égard de l’anesthésiste, invoquant souvent que l’issue défavorable pour le patient était attribuable à son manque de vigilance. Il est possible que cette situation découle du fait que pour un anesthésiste, une procédure EDBO ne se « joue pas à la maison ». Lorsque les services EDBO sont dispensés dans un cadre nouveau ou inhabituel, il est possible que d’autres membres de l’équipe chargée de la procédure soient plus enclins à montrer du doigt ou à accuser directement l’anesthésiste s’ils travaillent irrégulièrement ensemble et n’ont pas développé une relation professionnelle.
STRATÉGIES POUR FAIRE PROGRESSER LA SÉCURITÉ DES PATIENTS DANS LES PROCÉDURES EDBO
Les décisions les plus faciles à défendre sont celles qui sont prises dans le meilleur intérêt de la santé et de la sécurité du patient. À ce titre, les anesthésistes doivent s’accorder le temps nécessaire pour réaliser une évaluation complète avant l’anesthésie et pour développer un plan d’anesthésie adapté au patient, en fonction de ses antécédents médicaux et de la nature de la procédure envisagée. L’anesthésiste devrait bénéficier de son autonomie pour sélectionner le plan d’anesthésie le plus approprié au patient, avec éventuellement des contributions de la part du médecin chargé de la procédure, mais la décision définitive devrait revenir à l’anesthésiste.
Malheureusement, une anesthésie sans risque n’existe pas et les patients peuvent présenter des complications, même dans les circonstances les plus sécurisées. Pour cette raison, les anesthésistes doivent consacrer suffisamment de temps au processus de consentement éclairé. Il est important que les anesthésistes mettent l’accent sur les risques pertinents et donnent aux patients la possibilité de poser des questions avant la procédure. En cas de complication désastreuse, des procédures pour négligence professionnelle sont intentées par les membres de la famille du patient, qui peuvent ne pas être au courant des risques importants qui étaient associés à la procédure. Par conséquent, avec l’autorisation du patient, les anesthésistes peuvent envisager d’inclure les membres de la famille dans la discussion liée au consentement éclairé s’il existe un risque accru de complication.
Les anesthésistes devraient s’assurer que les lieux où sont réalisées des procédures EDBO sont dotés des effectifs et des ressources suffisantes pour leur permettre d’entreprendre leur prestation en toute sécurité. Les équipements et médicaments d’urgence doivent être correctement entretenus et faciles d’accès. Dans les cadres où il est fort peu probable que survienne un arrêt cardio-respiratoire, comme dans un cabinet dentaire ou un centre autonome d’endoscopie, les membres de l’équipe chargée de la procédure pourraient bénéficier d’une répartition préalable des responsabilités en cas d’urgence. Si possible, des simulations périodiques d’une urgence médicale pourraient permettre de s’assurer que l’équipe chargée de la procédure est mieux préparée à une situation de crise réelle.
Enfin, les anesthésistes doivent prendre le temps de faire connaissance avec les autres membres de l’équipe chargée de la procédure lorsqu’ils interviennent dans un lieu nouveau ou inhabituel. Toutes les personnes impliquées dans les soins d’un patient partagent un objectif commun : assurer la sécurité du patient pendant la procédure, avec la meilleure issue possible. Les anesthésistes peuvent renforcer cet objectif commun en communiquant activement avec d’autres prestataires présents, en particulier pendant les phases critiques de la procédure, afin de démontrer qu’ils sont concentrés et impliqués dans la prise en charge du patient.
CONCLUSION
Chaque jour aux États-Unis, des milliers de procédures EDBO sont réalisées sans complication, permettant ainsi d’améliorer la vie d’un nombre incalculable de patients. Bien que nos données sur les sinistres réglés suggèrent un risque plus grand d’exposition à la responsabilité lorsque surviennent des complications majeures dans le cadre de procédures EDBO, le nombre de ces sinistres par rapport à l’ensemble des procédures réalisées reste faible. Par ailleurs, le taux de sinistres liés à des complications mineures dans le cadre d’une procédure EDBO est relativement faible, d’après notre compagnie d’assurance. Toutefois, lorsque les anesthésistes sont désignés dans un procès qui donne suite à des complications désastreuses pendant une procédure EDBO, ils sont souvent confrontés à des défis uniques dans leur défense. En comprenant mieux ces allégations et théories courantes de responsabilité, les anesthésistes peuvent collaborer avec d’autres prestataires et les établissements pour éviter les critiques, améliorer les résultats et faire progresser la culture de sécurité des patients.
Paul Lefebvre, JD, est avocat principal spécialisé en droit des assurances pour Preferred Physicians Medical (PPM).
L’auteur ne signale aucun conflit d’intérêts.
Documents de référence
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