Bases de connaissances factuelles concernant la conduite optimale des transmissions

Aalok Agarwala, MD, MBA; Meghan Lane-Fall, MD, MSHP

La littérature est concordante et rapporte que les transmissions periopératoires génèrent des évènements indésirables pour les patients dont les conséquences pourraient être réduites par une standardisation. Toutefois, de nombreuses questions subsistent concernant la meilleure façon de procéder aux transmissions périopératoires. Dans cet article, nous décrivons les éléments factuels étayant l’existence d’un lien entre les transmissions et le devenir des patients ainsi que les moyens, certes limités, pour améliorer les pratiques.

Toutes les transmissions ne se valent pas

Les transmissions periopératoires sont hétérogènes du fait de leur environnement, de leurs participants et de leurs objectifs. L’une des façons d’appréhender les transmissions périopératoires consiste à déterminer où et quand elles ont lieu, par exemple, avant l’intervention chirurgicale, du service d’hospitalisation vers le bloc opératoire (BO) ou d’une unité de soins intensifs (USI) vers le bloc opératoire, et une fois l’intervention terminée, du bloc opératoire vers une USI (voir l’article du Dr Lorinc publié dans ce numéro). Une autre approche, proposée par le Dr Lane-Fall et ses collègues, repose sur une taxonomie des transmissions en trois parties selon le type de transfert de soins :

(1) changement d’équipe, au cours duquel des cliniciens interchangeables se remplacent (comme lors d’une transmission peropératoire entre anesthésistes-réanimateurs), (2)relève de poste, au cours de laquelle un clinicien est remplacé pendant une courte durée, dans l’attente de son retour (le temps d’une pause-repas, par exemple), et (3) transfert de soins, au cours duquel les soins d’un patient sont transférés d’une équipe à une autre, et parfois même d’un service de soins vers un autre (transmissions du bloc opératoire vers une salle de surveillance postinterventionnelle (SSPI) ou du bloc opératoire vers une USI).1

Ces trois types de transmissions sont représentés de manière variable dans la littérature médicale : les articles sur le transfert de soins surpassent en nombre les articles consacrés aux changements d’équipe, qui eux-mêmes sont plus nombreux que ceux traitant de la relève de poste. Une étude réalisée en 2012 propose un traitement approfondi des transmissions en réanimation.2 Dans cet article, nous décrivons les éléments de preuve montrant une corrélation entre les transmissions et le devenir des patients, selon le type de transfert de soins.

Changement d’équipe. Il y a plus de 30 ans, Cooper et ses collègues furent les premiers à rapporter que les transmissions peropératoires étaient problématiques pour la sécurité des patients.3-5 Ils ont découvert que les transmissions pouvaient être à l’origine d’effets néfastes sur le devenir des patients, mais également, et c’est peut-être plus important, qu’elles constituaient une aubaine : un regard neuf, mieux à même de déceler un risque potentiel pour la sécurité des patients, comme par exemple une pression artérielle en train de chuter ou un vaporisateur vide. Dans un article ultérieur, Cooper a proposé d’utiliser une check-list pour mener les transmissions, sans toutefois avoir étudié son efficacité (figure 1).5Très peu d’études ont été publiées sur le sujet jusque dans les années 2000, lorsqu’Arbous et al . ont découvert, lors d’une étude rétrospective cas témoin, que l’absence de changement d’anesthésiste en cours d’intervention avait un effet protecteur.6 Au cours de ces dernières années, quatre études monocentriques à partir de données rétrospectives se sont spécifiquement penchées sur l’existence potentielle d’un lien entre les transmissions périopératoires et les événements indésirables vécus par les patients.7-10 Trois des quatre études ont révélé que les transmissions étaient associées à un risque accru en particulier concernant la mortalité.7-9 La quatrième n’a retrouvé aucun lien.10

Fig 1

Figure 1. Le Dr Cooper a proposé une check-list imprimée au verso d’une planchette à pince pour les transmissions peropératoires.

Peu d’études menées ont abordé les interventions visant à améliorer ces transmissions peropératoires. En outre, ces études étaient essentiellement des études comparant les données avant et après l’intervention sans groupes contrôles. Une étude représentative menée par Agarwala et al. a relevé une amélioration du transfert et de la mémorisation des informations sensibles grâce à l’introduction d’une check-list de transmission électronique.11 De même, Boat et al ont eu recours à une méthode d’amélioration de la qualité (QI) pour mettre en place une check-list peropératoire qui a permis d’améliorer la fiabilité des transmissions entre anesthésistes-réanimateurs dans un service de pédiatrie hospitalier.12 Une récente étude de cohorte interventionnelle menée par Jullia et al. a eu recours à un groupe de contrôle situé dans un autre établissement hospitalier et a constaté que l’élaboration et l’affichage d’une check-list de transmission peropératoire plastifiée, à l’utilisation de laquelle le personnel avait été dûment formé, avaient amélioré de 43 % la qualité des transmissions observées par comparaison avec le groupe de contrôle.13 Bien qu’il n’existe actuellement aucune preuve de la répercussion que ces interventions pourraient avoir sur les suites opératoires, il semble probable que la structure et la normalisation pourraient au moins améliorer le transfert d’informations lors des transmissions peropératoires.

Relève de poste. Seules deux études se sont penchées sur la relève de poste : celle menée par Cooper et al. en 1982 4 et celle réalisée par Terekhov et al. en 2016.10 Il est intéressant de souligner que toutes deux ont constaté un lien entre la relève de poste et l’amélioration du devenir du patient. Dans l’étude de 1982 menée par Cooper et ses collègues portant sur plus de 1 000 évenements indésirables survenus lors d’une anesthésie, pour 28 des 96 évenements recensés comme associés à la relève peropératoire, l’évolution a été favorable, l’arrivée de l’anesthésiste-réanimateur montant ayant permis la découverte d’une erreur ou de la délivrance de soins suboptimaux. Seuls 10 incidents ont été jugés défavorables, certains aspects du processus de relève ayant contribué à la cause de l’incident.4 Dans un article ultérieur traitant en détail des mérites des pauses de courte durée à une époque où la pertinence des relèves entre anesthésistes-réanimateurs faisait débat, Cooper a conclu en déclarant : « […] une relève vaut probablement mieux que pas de relève […] mais une relève qui ne remplit pas toutes les normes de sécurité est probablement pire qu’une absence de relève ».5 Dans l’étude rétrospective menée par Terekhov en 2016 portant sur plus de 140 000 cas survenus dans un grand centre hospitalier universitaire, aucun lien n’a été établi entre les transmissions peropératoires et les suites opératoires défavorables ou évènements indésirables, mais des pauses de courte durée étaient associées à une diminution de 6,7 % de ces incidents.10 Certains éléments plaident donc pour plusieurs pauses de courte durée au cours d’une journée de travail, qu’elles soient accordées par des praticiens expérimentés apportant un regard neuf, ou qu’elles soient accordées parce que l’établissement dispose de suffisamment de personnel.

Transferts de soins

Les études traitant des transferts de soins tendent à se concentrer sur l’un de ces deux types de transmissions : les transmissions postopératoires du bloc opératoire vers une SSPI 12,14 ou celles du bloc opératoire vers une USI.15-17 Ces transmissions sont similaires en ce sens qu’elles impliquent le déplacement du patient d’un service de soins vers un autre, une communication interservices, et la participation de plusieurs membres de l’équipe soignante. Contrairement à la plupart des études publiées traitant des transmissions peropératoires, celles portant sur les transferts de soins tendent à être interventionnelles. L’intervention revêt presque toujours la forme d’une tentative de normalisation des transmissions qui spécifie quels cliniciens doivent être impliqués et scripte les communications au moyen d’une check-list ou d’un modèle. Ces études sont rarement randomisées, peut-être parce qu’il est difficile de randomiser le comportement des cliniciens sans fausser ou empiéter sur d’autres paramètres. À notre connaissance, toutes les études publiées traitant des transferts de soins ont fait état d’améliorations liées à la normalisation du processus (l’échange d’informations, par exemple). Quelques études ont évoqué une amélioration du devenir à court terme des patients.18,19

Bien que des dizaines d’études portant sur les transmissions périopératoires aient désormais été publiées, la fiabilité des preuves avancées peut, tout au mieux, être qualifiée de moyenne. Parmi les nombreuses limitations de la littérature existante, citons la prépondérance des études monocentriques, dont la plupart utilisent des protocoles de type « avant vs après » sans groupe contrôle. Elles sont biaisées par l’effet Hawthorne (c.-à-d. le phénomène par lequel un individu modifie son comportement car il se sait observé) et manquent d’informations concernant la durabilité de l’intervention menée sur les transmissions. Nous ne disposons que de peu d’éléments probants concernant la meilleure façon de mener les interventions visant à améliorer les transmissions. Et, ce qui est peut-être encore plus important, il n’existe que très peu d’éléments de preuve étayant un lien clairement établi entre la façon de réaliser les transmissions et le devenir des patients.

Néanmoins, plusieurs articles publiés traitant des transmissions periopératoires suggèrent que ces transmissions pourraient avoir une incidence sur le devenir des patients, et notamment sur les événements indésirables, la morbidité et la mortalité. Bien que le lien de causalité n’ait pas pu être clairement établi, il existe plusieurs processus de transmission et comportements communs à la majorité des études publiées montrant une amélioration du processus ou du devenir des patients.

Eléments de preuve pour les éléments de processus spécifiques et les comportements

Une bonne partie des publications plus anciennes traitant des interventions visant à améliorer les transmissions périopératoires ont été effectuées en chirurgie cardiaque pédiatrique. Catchpole et ses collègues ont décrit le développement d’un protocole de transmission complet pour les patients en chirurgie cardiaque pédiatrique transférés en unité de soins intensifs, s’inspirant des enseignements fournis par les arrêts au stand de Formule 1.16 Ils ont réalisé une prétransmission pour le transfert d’informations et ont ainsi explicitement séparé le transfert d’équipements et de technologies du transfert d’informations. Ils ont également organisé une discussion collective en utilisant une aide cognitive entre le chirurgien, l’anesthésiste, et l’équipe montante qui incluait des informations concernant le cas chirurgical, les problèmes anticipés et les plans d’action prévus. Les erreurs techniques et les omissions d’informations ont diminué de 42 et 49 %, respectivement.16Joy et ses collègues ont décrit la mise en œuvre d’une intervention selon une méthode d’amélioration de la qualité visant à améliorer les transmissions au sein d’une unité de soins intensifs pour les patients en chirurgie cardiaque pédiatrique.15 L’intervention consistait à introduire un modèle normalisé pour l’exposé de transmission oral, ainsi qu’un test itératif de l’outil, et une formation à son utilisation. Les chercheurs ont constaté une diminution de 75 % des erreurs techniques et une diminution de 62 % des omissions d’informations critiques.15 D’autres études menées sur la population cardiaque pédiatrique ont eu recours à des stratégies similaires utilisant des aides cognitives, séparant les transferts d’équipements des transmissions orales, et attirant l’attention sur l’importance pour l’équipe montante de confirmer sa bonne compréhension des informations en les répétant oralement et de pouvoir poser des questions.17,18 Une revue systématique de la littérature publiée menée en 2012 a identifié et résumé nombre des stratégies courantes employées dans les différentes études (figure 2).2,20

Figure 2. Stratégies de transmission courantes utilisées pour les transmissions periopératoires et dans d’autres secteurs d’activité à haut risque, telles que décrites par Segall et al. 2, ainsi que Patterson et al.20
Préparation des moniteurs et équipements par le receveur avant l’arrivée du patient
Réalisation des tâches urgentes avant la transmission orale
Report du transfert de responsabilité en cas d’activités critiques
Limitation des interférences et des interruptions
Présence de tous les membres concernés de l’équipe
Recours à une communication bidirectionnelle, en face à face
Utilisation de protocoles visant à normaliser les processus
Utilisation de check-lists structurées pour garantir un transfert d’informations complet
Relecture systématique des données pertinentes par le receveur avant la transmission
Veiller à ce que le donneur dispose de connaissances suffisantes concernant les activités de l’équipe précédente
Utilisation de supports documentaires pour faciliter le transfert d’informations (ex. : analyses, tableau d’anesthésie)
Possibilité de poser des questions et de demander des précisions
Recours à une communication en boucle fermée avec répétition des informations critiques
Équipe formalisée ou formation aux transmissions

La base de connaissances factuelles concernant les transmissions peropératoires est plus limitée. Deux études différentes portant sur les transmissions peropératoires menées par Boat 12 et Agarwala 11 ont introduit des check-lists selon une méthode d’amélioration de la qualité pour faciliter le transfert d’informations entre les équipes soignantes lors des changements d’équipe. Ces check-lists incluaient non seulement des facteurs liés aux patients, mais aussi un plan d’action et des mesures postopératoires. La check-list utilisée dans l’étude menée par Agarwala incluait également des actions spécifiques (ex. : redosage des antibiotiques), ainsi qu’une note rappelant de présenter l’anesthésiste-réanimateur montant à l’équipe du bloc opératoire.

Les autres secteurs à haut risque peuvent-ils nous apprendre quelque chose ?

L’importance du transfert d’informations d’une équipe à une autre n’est pas spécifique à la période périopératoire, ni même à la médecine. En 2004, Patterson et ses collègues ont eu recours à l’observation directe pour analyser les transmissions dans plusieurs secteurs d’activité à haut risque où la fiabilité des informations transmises est d’une importance vitale. Ils ont ainsi pu observer l’équipe au sol chargée de contrôler une mission de la navette spatiale, des centrales nucléaires, un centre de régulation ferroviaire, et un centre de répartition ambulancier.20 Ils ont identifié plusieurs stratégies communes : communication bidirectionnelle, en face à face, avec questionnement interactif, limitation des interruptions et des interférences, report du transfert de responsabilité en cas d’activités critiques, passage en revue systématique des données pertinentes par l’équipe montante avant la transmission, l’équipe descendante ayant une connaissance adéquate des activités de l’équipe précédente, et transfert de responsabilité en pleine connaissance de la situation.20 Dans le cadre de leur formation, les contrôleurs aériens apprennent à utiliser une communication en boucle fermée incluant une répétition des informations critiques.

Nombre de ces stratégies ont été utilisées dans les études traitant des transmissions dans le milieu médical, et ce, pour une bonne raison : la médecine est un domaine hautement spécialisé qui utilise une technologie complexe, dans lequel tout dysfonctionnement peut avoir des conséquences potentiellement graves, et qui implique une répartition efficace des responsabilités entre les membres d’une équipe, et non pas sur un seul individu. Les similitudes entre la médecine et les autres environnements à haut risque peuvent expliquer cet engouement pour la normalisation des transmissions, malgré l’absence d’éléments de preuve incontestable fournis par des essais contrôlés randomisés. Citons encore l’étude multicentrique I-PASS, qui a démontré une diminution d’environ 25 % du nombre d’événements indésirables évitables après l’introduction d’un programme complet de normalisation des transmissions chez les internes en pédiatrie.21

Une check-list ne suffit pas.

Au fil du temps, de moins en moins d’études tentent de déterminer si les transmissions doivent être normalisées. Au lieu de cela, les études cherchent à déterminer la manière dont les transmissions doivent être normalisées, dans quelle mesure elles doivent être normalisées et comment normaliser les transmissions d’une manière qui complète le travail du clinicien sans le perturber. En effet, la normalisation est au cœur de toutes les stratégies interventionnelles décrites dans la littérature visant à diminuer les effets négatifs potentiels des changements d’équipe et des transferts de soins periopératoires. Toutefois, la normalisation ne se limite pas à l’introduction d’une check-list.

Les check-lists ne couvrent qu’une seule fonction des transmissions : l’échange d’informations. Les interventions visant à normaliser les transmissions incluent des check-lists ou des modèles, mais elles supposent également l’implication des cliniciens et spécifient les conditions idéales dans lesquelles les transmissions doivent avoir lieu. Elles tiennent également compte de la nature complexe des soins periopératoires, en découpant le processus de transmission en une série d’étapes indépendantes afin d’éviter les interférences et les interruptions. Les cliniciens sont ainsi en mesure de consacrer toute leur attention à la transmission pendant une courte période, ce qui améliore la fiabilité du processus.

*Les études citées ne sont pas les seuls travaux réalisés sur les transmissions peropératoires. Des listes de documents de référence plus complètes sont disponibles dans deux études publiées sur les transmissions 2,22Cliquez ici pour développer

Tournons-nous vers l’avenir.

Bien que certains éléments plaident en faveur d’une normalisation des transmissions periopératoires, au moins deux aspects sont largement négligés. Primo, nous ne savons pas quelles stratégies de normalisation sont les plus utiles. Les études publiées à ce jour ont comparé une procédure normalisée à l’absence de procédure, mais aucune n’a comparé plusieurs stratégies de normalisation entre elles. Secundo, nous ne savons que très peu de choses sur les stratégies de mise en œuvre qui se sont révélées efficaces en matière d’adoption et d’application des transmissions normalisées. Il est bien évident qu’il ne peut y avoir de véritable amélioration du devenir des patients, même avec la meilleure procédure normalisée, si ladite procédure n’est pas adoptée et appliquée durablement par les cliniciens responsables des soins du patient. C’est la raison pour laquelle les futures études devront se concentrer sur la stratégie de mise en œuvre. Les stratégies de mises en œuvre qui pourraient être testées incluent l’adaptation des transmissions normalisées aux besoins des cliniciens locaux, le développement d’une implication de la direction, l’engagement des parties prenantes et leur implication dans le développement de l’intervention, la formation, l’identification de leader, l’adaptation itérative, le contrôle et idéalement, le retour d’information vers les cliniciens.

Globalement, on constate un intérêt croissant pour les transmissions parmi les cliniciens, les qualiticiens et les chercheurs. Cet intérêt a mis plus de 35 ans à apparaître 4 , mais il est clairement en phase avec la réputation de leader de la sécurité du patient que possède notre spécialité.

Le Dr Agarwala, chef du service d’anesthésie de chirurgie générale et directeur adjoint, est responsable de la qualité et de la sécurité en anesthésie au Massachusetts General Hospital.

Le Dre Lane-Fall est professeur-assistante d’anesthésie réanimation à la Perelman School of Medicine de l’Université de Pennsylvanie. Elle est codirectrice du Penn Center for Perioperative Outcomes Research and Transformation et directrice adjointe du Penn Center for Healthcare Improvement and Patient Safety.


Aucun des auteurs de cet article n’a déclaré de conflit d’intérêts.


Documents de référence

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