En 2009, SENSAR lançait le premier système de déclaration d’incidents critiques multicentres en Espagne. Dix ans plus tard, il comptabilise 107 hôpitaux actifs en Espagne et au Chili, avec plus de 500 analystes locaux, plus de 9 000 incidents critiques déclarés ayant généré la mise en œuvre de plus de 17 000 mesures d’amélioration. Cet article décrit en quoi SENSAR a permis d’améliorer la culture de la sécurité des soins et la sécurité des patients, illustrant les avantages d’une stratégie multimodale au sein des organisations de santé.
INTRODUCTION
Un système de déclaration d’incidents critiques (Critical Incident Reporting System, CIRS) recense les événements ou circonstances susceptibles de porter inutilement atteinte aux patients. Il s’agit d’un outil extrêmement utile pour améliorer la sécurité des patients (SP), car il empêche tout préjudice évitable en analysant systématiquement les causes latentes (CL) contribuant aux événements indésirables. Plusieurs organisations, telles que l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et l’agence pour la recherche et la qualité des soins médicaux (Agency for Healthcare Research and Quality, AHRQ), recommandent l’utilisation de CIRS. Leur utilisation est fondée sur les principes modernes d’une culture de la sécurité des soins (CS) non punitive, ouverte, juste et évolutive, et implique que des personnes et des organisations s’engagent à potentiellement diminuer les événements indésirables causés par l’anesthésie aux patients. Divers CIRS nationaux se sont avérés essentiels pour promouvoir la CS.1 Les CIRS les plus utiles sont ceux qui sont anonymes et volontaires, axés sur l’enseignement et de dimension national. Ces caractéristiques facilitent la création de solutions locales à des problèmes répandus par l’adoption et l’exécution de mesures d’amélioration (MA) conçues pour empêcher que des incidents critiques (IC) ne se reproduisent.2,3 L’inefficacité potentielle des CIRS existants à réduire les événements indésirables sur les patients conformément aux attentes de l’OMS4 a été attribuée à des limitations et obstacles connus, notamment : l’absence de réponses aux professionnels qui déclarent les incidents ; les défis inhérents à la mesure des taux d’événements indésirables ; les coûts associés à la mise en œuvre ; le manque de soutien institutionnel et économique ; une mauvaise mise en œuvre ; et les défis posés par l’analyse des volumes d’information importants recueillis par les systèmes. Malgré le lancement de plusieurs initiatives visant à étendre leur utilisation,5 le potentiel des CIRS à promouvoir la SP n’a pas encore été pleinement exploité.
Le système espagnol de notification de sécurité en anesthésie-réanimation (Sistema Español de Notificación en Seguridad en Anestesia y Reanimación, SENSAR) est un CIRS créé en 2009 avec la participation de 16 hôpitaux de toute l’Espagne. Il a évolué à partir d’un système à centre unique instauré en 1999 au sein de l’hôpital universitaire Fundación Alcorcón. Cinq ans plus tard, le CIRS fut complété d’une stratégie multimodale (SMM) pour améliorer ses performances dans les domaines de la déclaration d’incidents critiques, l’analyse et l’exécution de MA dérivées (Figure 1). Au bout de dix ans d’expérience, SENSAR s’est étendu pour inclure 107 hôpitaux (100 en Espagne, 7 au Chili), comptant plus de 500 analystes qui ont examiné 9 274 rapports d’incidents critiques et appliqué 17 056 mesures d’amélioration (Tableau 1). Avec le temps, ce CIRS parti d’un seul centre s’est transformé en une organisation qui fait figure de modèle pour l’amélioration de la sécurité des patients au cours de la période périopératoire en Espagne, en Europe et en Amérique latine.
Tableau 1 : Nombre d’hôpitaux, d’analystes, d’incidents critiques et de mesures d’amélioration au cours des 10 ans d’expérience de SENSAR.
Hôpitaux | Analystes | Incidents critiques | Mesures d’amélioration | |
2009 | 37 | 183 | 575 | 1 024 |
2010 | 53 | 246 | 1 438 | 2 570 |
2011 | 63 | 288 | 2 184 | 3 914 |
2012 | 69 | 304 | 2 785 | 5 190 |
2013 | 75 | 335 | 3 568 | 6 470 |
2014 | 77 | 351 | 4 714 | 8 662 |
2015 | 78 | 356 | 5 993 | 10 930 |
2016 | 90 | 425 | 7 170 | 13 256 |
2017 | 101 | 484 | 8 352 | 15 596 |
2018 | 107 | 518 | 9 392 | 17 722 |
PRÉSENTATION DE NOTRE CIRS
Le CIRS SENSAR est un outil d’apprentissage non punitif, anonyme et confidentiel, qui permet de gérer facilement les informations reçues en fournissant une réponse immédiate sous la forme de MA concrètes. Il encourage par ailleurs le partage de données à un niveau national, puisqu’il est géré par des groupes d’experts locaux de la SP qui partagent leurs données et projets éducatifs via des réseaux et des communautés professionnels.
La sécurité des patients est un indicateur essentiel de la qualité des soins et de la gestion des risques. Ces dernières années, nous avons concentré nos efforts sur le développement et la mesure de la CS dans toutes nos organisations, élargissant ainsi le champ d’action et générant de plus grandes retombées des MA appliquées. Ce changement culturel suppose un processus d’apprentissage collectif axé sur le système, pas sur l’individu. Il est basé sur la compréhension des causes d’IC afin d’adopter des mesures qui permettront de les éviter. Le modèle de l’erreur humaine de J. Reason, aujourd’hui largement accepté, sert de base au système.6 Ce modèle reconnaît que les êtres humains sont faillibles et que les erreurs qu’ils font sont de ce fait prévisibles. Ces erreurs humaines doivent toutefois être considérées comme des conséquences et non comme des causes, étant donné qu’elles trouvent leur origine au sein même du système de santé. C’est pourquoi les personnes doivent éviter de faire des erreurs, d’une part, et les systèmes de santé intégrer des mesures préventives pour les empêcher, d’autre part. Selon cette approche, chaque IC est une occasion d’apprendre à identifier et à corriger les facteurs contributifs, et non de réprimander la personne qui a fait l’erreur. Les quatre éléments culturels suivants sont importants pour créer une culture de SP : 1) Communication, dans laquelle les professionnels de santé perçoivent une atmosphère non punitive, qui encourage la déclaration d’IC et leur permet d’en parler librement avec leurs confrères ; 2) Justice, dans laquelle un comportement inacceptable et dangereux est clairement différencié d’un comportement qui, bien qu’incorrect, est compréhensible ou explicable ; 3) Flexibilité, qui permet d’adapter la structure hiérarchique en fonction des situations à risque ; et 4) Apprentissage, avec le souhait de recevoir des informations issues de l’analyse des IC et la volonté de mettre en œuvre les modifications nécessaires.7
NOTRE APPROCHE
L’approche de SENSAR est axée sur l’analyse des IC au moyen d’un cadre pour identifier les causes latentes associées, parmi lesquelles nous considérons : 1) l’individu (anesthésiste ou autre professionnel de santé) en contact direct avec le patient ; 2) l’équipe de professionnels impliqués dans les IC, ainsi que la communication entre eux ; 3) la ou les tâches exécutées ; 4) le patient, ce qui inclut son état clinique ; 5) le lieu de travail ; et 6) l’organisation. SENSAR facilite systématiquement l’apprentissage des erreurs, et aide ainsi à promouvoir la sécurité dans l’environnement de la santé, en fournissant un outil d’analyse des incidents sans porter préjudice au patient. Nous pensons que l’étude et la maîtrise des causes latentes est non seulement la clé de l’amélioration des performances, mais aussi le moyen le plus efficace d’empêcher les IC de se reproduire.
La déclaration d’IC parmi les 107 hôpitaux membres de SENSAR s’effectue via un formulaire électronique comprenant des codes d’accès génériques, uniques à chaque centre (Figure 2). Notre système utilise une plate-forme en ligne, appelée PITELO (acronyme des causes latentes les plus courantes : Patient –Individu–Tâche–Equipe–Lieu–Organisation), accessible via son site internet (www.sensar.org). La structure du formulaire de communication facilite la saisie de données et permet d’éviter la perte d’informations importantes. (Entre 2009 et avril 2017, le CIRS SENSAR s’appelait ANESTIC.)
Les IC de chaque hôpital déclarés dans la base de données SENSAR sont disponibles pour le groupe d’analyse local. Ce groupe d’analyse se compose d’un minimum de trois jusqu’à un maximum de six anesthésistes et il inclut généralement le responsable ou chef du personnel afin de faciliter et d’accélérer la mise en œuvre des MA, le cas échéant. Chaque membre du groupe d’analyse prend en charge les IC déclarés sur une période spécifique (une semaine ou un mois, selon le volume des communications) et fait office de « porte-parole » pour le reste du groupe. Il est, entre autres, chargé de procéder à un examen approfondi de chaque incident dans la période assignée, d’effacer toutes les données d’identification présentes qui empêcheraient l’anonymat (noms propres, dates, numéros de dossiers cliniques, etc.) et de rechercher des IC similaires dans la base de données individuelle de l’hôpital (ainsi que dans la base de données des autres hôpitaux participant au SENSAR, le cas échéant). L’analyse réalisée se concentre sur le système pour déterminer les causes latentes contribuant à l’occurrence de l’IC et aboutit à la proposition de mesures correctives visant à corriger chacune des causes latentes identifiées.
NOS RÉSULTATS APRÈS DIX ANS
De seize membres au départ, SENSAR s’est développé en un réseau de 100 hôpitaux en Espagne et 7 hôpitaux au Chili. Sa base de données recense plus de 9 000 incidents et inclut presque le double de MA proposées pour empêcher de futurs événements indésirables. Malgré notre succès, des efforts plus soutenus sont indispensables pour maintenir la dynamique actuelle et continuer à nous développer. L’un des plus difficiles consiste notamment à convaincre les professionnels de santé de déclarer les IC.
Pour ce qui est de la nature des IC déclarés dans la base de données SENSAR, les erreurs cliniques sont les plus fréquentes (25 %), suivies des erreurs de médication (21 %) et des pannes d’équipement (20 %). Heureusement, moins de 5 % des incidents déclarés dans notre base de données présentaient un risque de décès pour le patient. SENSAR nous permet surtout de tirer des leçons et de développer des MA utiles à partir des incidents présentant un risque faible, intermédiaire ou élevé pour les patients. Les mesures dérivées de notre analyse sont de complexité variable. La plupart des MA de notre base de données ont un caractère éducatif ou informatif, par ex. des alertes, communications, séances cliniques ou debriefings, pour les membres du personnel désignés pour aider les soignants à éviter les causes contribuant à l’IC. Ainsi 1 568 protocoles cliniques ont été créés ou modifiés dans nos 107 hôpitaux membres à la suite de l’analyse. Pour pérenniser notre système et dans le cadre de notre SMM de « diffusion des connaissances », nous avons pu mettre en œuvre des formations SP axées sur le CIRS à une échelle locale, nationale et internationale (Chili), formant plus de 450 professionnels en Espagne et plus de 180 au Chili.
Nous pensons que ce système peut contribuer à améliorer ma sécurité en anesthésie. La SMM développée, utilisée par SENSAR, a généré des progrès importants dans le domaine de la sécurité des patients en anesthésie-réanimation et les domaines connexes, améliorant la CS des professionnels et des établissements. SENSAR pourrait servir d’exemple pour améliorer la sécurité des patients dans davantage de pays.
Le Dr Alejandro Garrido Sánchez est anesthésiste à l’hôpital général universitaire Gregorio Marañón et vice-président de SENSAR, à Madrid, Espagne.
Le Dr Rodrigo Molina Mendoza est anesthésiste à l’hôpital universitaire Fundación Alcorcón et trésorier de SENSAR, à Madrid, en Espagne.
La Dr Eva Romero García est anesthésiste à l’hôpital universitaire et polytechnique La Fe et présidente de SENSAR, à Valence, Espagne.
Le Dr Daniel Arnal Velasco est anesthésiste à l’hôpital universitaire Fundación Alcorcón et président du Comité Sécurité des Patients et Qualité de l’ESA (European Society of Anesthesia), à Madrid, Espagne.
Les auteurs ne signalent aucun conflit d’intérêt en lien avec cet article. SENSAR est un organisme d’intérêt public à but non lucratif.
REMARQUE : Les tableaux et les figures proviennent de SENSAR.
DOCUMENTS DE RÉFÉRENCE
- Hutchinson A, Young TA, Cooper KL, et al. Trends in health care incident reporting and relationship to safety and quality data in acute hospitals: results from the National Reporting and Learning System. BMJ Publishing Group Ltd. Quality and Safety in Health Care. 2009;18:5–10.
- Reed S, Arnal D, Frank O, et al. National critical incident reporting systems relevant to anaesthesia: a European survey. Br J Anaesth. 2014;112:546–55.
- Howell A-M, Burns EM, Hull L, et al. International recommendations for national patient safety incident reporting systems: an expert Delphi consensus-building process. BMJ Publishing Group Ltd. BMJ Qual Saf. 2017;26:150–63.
- Mitchell I, Schuster A, Smith K, et al. Patient safety incident reporting: a qualitative study of thoughts and perceptions of experts 15 years after “To Err is Human.” BMJ Qual Saf. 2016;25:92–9.
- Parmelli E, Flodgren G, Fraser SG, et al. Interventions to increase clinical incident reporting in health care. Cochrane Database Syst Rev. 2012;(8):CD005609.
- Reason J. Human error: models and management. BMJ. 2000;320:768-70.
- Mahajan, RP. Safety culture in anesthesiology. Revista Española de Anestesiología y Reanimación. 2011;58 (Supl.3): S10-S14.